Perdu dans les montagnes, blotti au creux d’une haute vallée, il est un
hameau sans nom qui s’entête à survivre, oublié de tous. Tous les ans, la
modeste bourgade devient la proie résignée d’un hiver qui débute dès les
premiers jours de l’automne. Des mois durant, elle dort isolée sous la neige,
alors qu’au sommet des cols les vents hurlent leur colère. C’est le temps où les
bergers descendus des alpages retrouvent leur communauté et le commerce de leurs
frères humains. Chaque soir voit alors se dérouler des veillées sans fin autour
de feux crépitant.
C’est là que je les ai vus. La neige avait fermé tous les cols et je pouvais
m’estimer heureux d’avoir éveillé la sympathie des habitants jusqu’à me laisser
partager leur misère. Je les ai vus, vous disais-je, et je crois les voir
encore. Pendant des journées et des nuits entières, assis parmi les villageois,
je les ai observés et écoutés. Vêtus de peaux de bêtes ou de costumes
évocateurs, masqués ou grimés, ils psalmodiaient d’antiques et interminables
chansons, comme le faisaient probablement leurs pères et les pères de leurs
pères. Saisis de transes, ils mimaient, chantaient, dansaient, jouaient de leur
ombre ou des reflets des flammes. Leurs murmures ou leurs cris redonnaient vie à
des légendes oubliées et à des histoires incroyables. Plus d’une fois, en les
observant, je me pris à sursauter de peur ou à éclater de rire, et, l’heure du
repos venue, mes rêves se peuplaient de créatures terribles ou de héros
dérisoires.
Voici l’une de ces légendes, telle qu’il m’a été donné de l’entendre, de la
voir et de la retranscrire, presque comme si j’avais pu la vivre. Elle s’est
déroulée en un âge si ancien qu’aucun vestige tangible n’en subsiste
aujourd’hui ; pas une ville, pas un cours d’eau, pas même une montagne
mentionnés dans ce récit n’ont résisté à l’usure du temps et des éléments. De
cette époque oubliée, nous sont tout juste restés quelques rares proverbes ou
quelques expressions usuelles ; à peine l’un ou l’autre fantôme d’une époque
sauvage et glorieuse.
Or donc, notre monde était jeune en ce temps-là. Les contours des terres étaient
différents de ceux que nous connaissons aujourd’hui. Des chaînes montagneuses
émergeaient encore, là où s’étendent maintenant des océans. Des fleuves
bienveillants irriguaient de fertiles contrées devenues désertiques depuis
longtemps. Les races antiques, Nains, Elfes, Hobbits ou Orcs, côtoyaient encore
la nôtre. Les Dieux dans leurs firmaments régnaient aussi nombreux que les rois
sur la terre, et les souvenirs des migrations de dragons hantaient encore la
mémoire des peuples innombrables. La science n’avait pas encore triomphé de la
magie. Les plus profondes blessures et les plus graves maladies se guérissaient
par simple imposition des mains. Exilés de plans lointains, les démons égarés
dans notre univers couraient les terres et les mers, libres de semer la
désolation et la terreur.
Cette histoire est celle d’une poignée d’aventuriers inconscients de jouer un
rôle qui les dépasse, dans une pièce qu’ils écrivent sans s’en rendre compte ;
comme s’ils tenaient entre leurs doigts une plume invisible glissée par le
Destin. C’est aussi l’histoire de la fin d’un royaume, de la naissance d’un Dieu
et de la guerre éternelle que se livrent le Bien et le Chaos. A l’époque où elle
commence, les rois de Pengar, issus de la lignée de Daïn, se succèdent depuis
près de quatre cents ans. Ils ont établi leur résidence dans le nord de leur
royaume, retranchés derrière les murailles de Penbritin, leur splendide et
orgueilleuse capitale. Ils n’en sortent que pour mener de périodiques campagnes
militaires, tantôt contre les hordes d’Orcs qui déferlent du nord, tantôt contre
leurs alliés indociles.
Dans les provinces du royaume, la turbulente noblesse pengarienne, jalouse de
son indépendance et de ses privilèges, intrigue et conspire sans cesse contre
ses suzerains, profitant de la faiblesse de l’un ou feignant une sournoise et
patiente soumission à la puissance d’un autre.
C’est en l’année 1021 du calendrier de Pengar que débute ce récit. A Penbritin,
le roi s’appelle Aranarth VI. C’est un jeune homme de vingt ans, un peu frêle.
Couronné à la mort de son père, quatorze années plus tôt, il garde de cette
époque le surnom d’enfant-roi. De fait, il ne gouverne réellement le royaume de
Pengar que depuis deux ans, depuis la mort de son oncle, le régent Haralf de
Plégis.
Dès le début de son règne, le petit roi Aranarth s’est trouvé confronté à la
défection de certains des ses barons pressés de vérifier la solidité du joug de
leur juvénile souverain. Dans un premier temps, au prix d’une fidélité et d’un
courage dignes d’éloges, le régent Haralf est parvenu à maintenir l’unité du
royaume. Pourtant, en 1014, alors que l’enfant-roi fête ses treize ans, Haralf
ne peut empêcher Gellen, le puissant duc de Beltingel, de prendre la tête d’une
large rébellion et de se faire couronner roi à son tour, déclenchant une
terrible guerre civile. Sept années plus tard, elle dure toujours.
Pendant ce temps, sur la frontière nord-est du royaume, au-delà des montagnes d’Aquilie
et de la Tranchée de Laënor, les hordes du Chaos fourbissent leurs armes. Orcs,
gobelins et hommes-bêtes se préparent à anéantir les royaumes des Humains, pour
la plus grande gloire d’Elfuin, l’Etoile des Ténèbres.
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